Dans une démocratie saine, l’action publique doit servir l’intérêt général. L’intérêt général n’est pas la somme des intérêts individuels, mais quelque chose de plus large, qui implique que chacun se détache de ses propres intérêts, pour agir au bénéfice de la collectivité toute entière. Le clientélisme s’oppose ainsi à cet idéal, parce qu’il vise, au contraire, à jouer sur les intérêts individuels de certains groupes dans la société, au détriment d’autres ou de la société toute entière.
Or, Laurent Wauquiez a fondé sa gouvernance sur le clientélisme, distribuant et retirant les subventions au gré de ses politiques et de ses stratégies électorales. Tout en restant dans la légalité, cette pratique est moralement condamnable. Pour une majorité qui s’était engagée, dans sa charte éthique (Charte éthique : Retrouver le sens de l’exemplarité en Auvergne-Rhône-Alpes (lesjours.fr)), à ce que “la Région contrôle avec rigueur et impartialité les organismes qu’elle finance”, on est dans le “faites ce que je dis, mais pas ce que je fais !”
La machine à subventions
Comme l’explique Philippe Langenieux-Villard, un ancien conseiller régional de la majorité brouillé avec le président de région, Laurent Wauquiez a une conception féodale du budget régional. En parlant d’une visite du président de la Région dans un lycée auquel il a spontanément proposé de l’argent pour rénover la façade, l’auteur explique qu’ “on se croyait au Moyen Âge, lorsque le seigneur se promenant sur ses terres prodiguait des charités. Le budget régional était le sien.”.
Laurent Wauquiez a mis en place une méthode de contrôle de la distribution des subventions par ses proches collaborateurs, qui supervisent attribution ou retrait au gré des allégeances et des rivalités politiques, dans beaucoup de domaines, que ce soit la culture ou les aides aux communes, par exemple. On peut aussi parler du clientélisme électoral à destination de groupes comme les chasseurs, qui sont grassement arrosés d’argent régional en rétribution de la réserve de voix qu’ils constituent pour la droite, mais aussi des financements curieusement élevés, accordés à la ville du Puy-en-Velay, dont Laurent Wauquiez est conseiller municipal et vice-président de la communauté d’agglomération, après en avoir été député-maire, et de la Haute-Loire en général.
La présidence de la Région par Laurent Wauquiez se fonde sur ce système bien rodé supervisé par Ange Sitbon, dont nous reparlerons1. Ce proche collaborateur de Laurent Wauquiez est décrit par un ancien vice-président comme “le filtre pour les demandes de subventions et les rapports avec les collectivités”. Le journal Le Monde l’explique dans un long article sur le système entourant Laurent Wauquiez :
“Les méthodes du conseiller sont éprouvées. Un projet de piscine ? Un festival sportif ou culturel ? Chaque demande de subvention d’une collectivité passe entre les mains de l’éminence grise. Le maire est un ami politique ? Sa demande sera satisfaite, au moins en partie. Un adversaire ? La probabilité chute drastiquement.”2
Dans un enregistrement révélé par Mediapart, Ange Sitbon, reconnu pour son talent d’expert des cartes électorales, faisait subtilement comprendre qu’il y a des territoires, par rapport aux priorités que peut avoir la majorité, qui n’ont pas forcément vocation à être arrosés”. Villeurbanne, commune historiquement de gauche, est citée en exemple de territoire à ne pas financer parce qu’il n’a pas d’intérêt électoral pour la majorité de droite.3 Le fameux “rééquilibrage territorial” dont ne cesse de parler Laurent Wauquiez pour justifier ses coupes massives de subventions, ne cache-t-il pas, en réalité, des choix fondés non pas sur la pertinence des projets financés, mais sur un arbitrage politique ? “Attention, on ne donne pas zéro, même si c’est une commune d’opposition”, rassure Ange Sitbon. L’arbitraire des attributions de financements est ainsi à peine dissimulé par le Monsieur Subventions de Laurent Wauquiez.
Aider ses amis, couler ses ennemis : la preuve par l’exemple
Les subventions culturelles sont un vecteur du clientélisme en Auvergne-Rhône-Alpes, elles font l’objet de joutes politiques régulières avec les oppositions pour tenter de rétablir la vérité sur le prétendu “rééquilibrage territorial”. Au-delà de la baisse des financements du spectacle vivant, qui répond aussi à une logique d’austérité budgétaire de la Région au profit d’investissements dans les grands projets de patrimoine culturel (Gergovie, Musée des Tissus, Maison de St Exupéry, Halle aux Blés …), la répartition des coupes budgétaires et des quelques hausses interroge. Selon notre analyse, entre 2021 et 2023, on note que, dans les collectivités dirigées par des proches politiques, souvent des membres des Républicains, parfois conseillers régionaux, voire vice-présidents à la Région, il y a plus de chance de voir les financements de leurs structures culturelles augmenter, quand au contraire de nombreuses coupes concernent les acteurs culturels situés dans les grandes métropoles et villes détenues par la gauche et les écologistes (Lyon, Grenoble, Clermont-Ferrand, Annecy).
L’argument du rééquilibrage territorial serait louable, si la Région ne dépensait pas déjà si peu par habitant, pour la culture, par rapport aux autres régions (8,60 € en Auvergne-Rhône-Alpes, contre 19 € dans les Hauts-de-France, 14 € en Normandie), et il ne tient pas lorsqu’on constate que beaucoup de structures visées par les coupes disposent de programmes touchant des territoires en dehors des villes, comme par exemple la Villa Gillet, qui collabore avec plus de 80 établissements scolaires de la Région. De la même manière, plusieurs structures touchées par des baisses de subventions sont situées en milieu rural. Et puisque le budget global dédié à la culture a diminué, le rééquilibrage territorial se fait entre domaines : baisses pour le spectacle vivant mais augmentations pour le patrimoine public ou privé… Le patrimoine, ça ne s’exprime pas et cela laisse une trace dans le temps, avec un beau panneau bleu pour rappeler qui l’a financé !
Par ailleurs, de nombreux acteurs culturels renoncent à s’exprimer, craignant de subir le même sort que le théâtre Nouvelle Génération, qui a vu sa subvention supprimée, en représailles aux critiques formulées par son directeur dans le cadre de ses fonctions de responsable syndical, et plus récemment, comme le festival du Court Métrage de Clermont Ferrand qui a perdu la moitié de sa subvention (de 210 000 € en 2022, elle a été réduite à 100000 € en 2023 et en 2024) après que son directeur a laissé la CGT s’exprimer sur scène sur le conflit des retraites.
Dès l’automne 2016, lorsqu’il avait menacé de fermer le robinet de l’argent régional au festival Lumière après y avoir été hué pour ses propos tenus sur les migrants, Laurent Wauquiez annonçait la couleur : la Région ne finance pas ceux qui s’opposent à son président. Ainsi, la liberté d’expression a un prix.
Toutefois, le clientélisme ne s’arrête pas au secteur de la culture. Dès 2016, Laurent Wauquiez proposait de financer à hauteur de 50 000 euros l’Union nationale interuniversitaire (UNI), un syndicat étudiant classé à droite, probablement pour soigner son image et sa clientèle pour les primaires des Républicains.
Le Monde donnait également l’exemple du maire Les Républicains de Bourgoin-Jallieu, qui avait soutenu Xavier Bertrand puis Valérie Pécresse, concurrents du président de la Région. Depuis, il ne peut plus joindre personne à la Région et a vu plus d’un million d’euros de financement promis pour la rénovation d’une place lui être retiré. Le même sort a été réservé à L’Isle-d’Abeau, dont la moitié des 3 millions d’euros voués à la rénovation d’un quartier est toujours attendue, ce qui n’est probablement pas sans lien avec l’accueil par son maire de Bruno Bonnell, député macroniste et concurrent de Laurent Wauquiez lors des élections régionales.4
La mairie de Saint-Etienne, elle aussi dirigée par Les Républicains, avait également fait l’objet de coupes sous le mandat précédent, après que son maire avait soutenu un rival de Laurent Wauquiez.
Si on élargit le tableau, comme l’a fait Médiacités en analysant les aides de la Région aux communes de 2017 à 2019, on se rend compte de l’ampleur de ce système clientéliste. Ainsi, les communes de droite de la Région ont reçu en moyenne 25 euros de subvention par habitant, contre 13 pour les communes de gauche, soit quasiment deux fois plus.
L’argent régional est ainsi savamment distribué par Laurent Wauquiez de sorte à favoriser ses soutiens et à pénaliser ceux qui s’opposent à lui, jusque dans son propre camp. Laurent Wauquiez y gagne en influence politique, ses soutiens en argent à dépenser dans leur propre collectivité, moyennant publicité de l’action de la région (publicité pour Wauquiez en quelque sorte), et au final, c’est l’intérêt général qui trinque…
“Il ne faut plus parler de président de Région, mais de tsar… Il est bien beau, mais incomplet, le panneau qui pourrit les entrées des communes : la Région aide ses communes… préférées !”
Commentaire anonyme sur un article du Dauphiné libéré
Subvention contre bulletin de vote
Laurent Wauquiez pratique évidemment le clientélisme électoral, qui vise cette fois à financer des catégories de la population en vue de s’assurer de leur vote.
Les chasseurs plutôt que les associations environnementales
Dès 2016, Laurent Wauquiez battait un record en devenant la Région subventionnant le plus les chasseurs en France, avec une subvention d’un million d’euros par an sur trois ans. En mai 2023, il a remis le sujet sur le tapis en annonçant un nouvel avantage de 30 euros pour les jeunes souhaitant passer le permis de chasse, par l’intermédiaire du Pass Région. Le secteur de la chasse est une cible privilégiée du clientélisme, grâce au bon million d’émissaires qu’elle a en France, dont 120 000 pratiquants en Auvergne-Rhône-Alpes.
Les chasseurs sont une réserve de voix pour Laurent Wauquiez, qui en a fait un véritable pilier de sa conception de la ruralité.
Ce soutien se fait au détriment des associations environnementales, qui ont vu leurs subventions baisser très fortement. Le même type de basculement a été observé dans l’agriculture, où la FNSEA trouve de bons relais à la Région tandis que les associations d’installation paysanne, comme Terre de Liens et ARDEAR Auvergne-Rhône-Alpes, ont vu leurs subventions baisser drastiquement pour ne pas être dans le rang du modèle agricole dominant.
La Haute-Loire, nouvelle île aux trésors régionale
Laurent Wauquiez est également accusé de favoriser certains territoires plus que d’autres, en particulier son fief, la Haute-Loire et son chef-lieu, Le Puy-en-Velay. Si on reprend l’enquête de Médiacités sur les aides aux communes, on constate que la Haute-Loire a reçu en moyenne 125 euros par habitant, contre entre 10 et 25 pour la plupart des autres départements, excepté le Cantal (38 euros par habitant), la Savoie (40 euros par habitant) et l’Ardèche (57 euros par habitant). Le Puy-en-Velay est la commune la plus aidée de la région, avec 4,7 millions d’euros d’aide, loin devant Clermont-Ferrand (2,1 millions) ou Grenoble (1,2 million), pourtant beaucoup plus peuplées. Parmi les vingt-quatre communes qui ont reçu plus de 1 000 euros par habitant – essentiellement de très petites communes rurales -, quatorze sont en Haute-Loire…
Si une telle répartition est justifiée, selon l’exécutif, par le fait que ces territoires font face à diverses difficultés spécifiques – enclavement, manque d’infrastructures, faible densité – nécessitant donc un soutien plus important, ce qui est un argument entendable, on peut s’interroger malgré tout lorsque 600 000 € sont attribués en 2023, à l’association diocésaine du Puy pour la rénovation de la statue du Saint-Joseph d’Espaly Saint-Marcel, … à côté du Puy…
Quinze millions d’euros ont, en tout, été attribués au Puy-en-Velay en 2016, soit trois fois plus que pour les villes d’envergure similaire de la Région, y compris Aurillac, dans le Cantal, un département plus enclavé que la Haute-Loire. Une telle disproportion s’explique-t-elle vraiment par la volonté de faire face aux défis de la ville et du département, ou d’arroser un territoire d’élection privilégié, en grande partie géré par des amis politiques ? En tout cas, cet enchaînement de coïncidences est bien curieux…
Le clientélisme de Laurent Wauquiez s’inscrit dans un mode de gouvernance personnel et autoritaire, fondé sur la subordination à un chef qui récompense la docilité et punit toute critique.5
Nous dénonçons ce clientélisme parce qu’il est contraire à l’idéal républicain qui veut que l’argent public soutienne l’ensemble de la population régionale, et pas seulement des amis politiques qu’on souhaite aider à être réélus, qu’il soutienne le pluralisme artistique et non une vision unique de la culture, qu’il supporte des projets d’intérêt général et non seulement les fiefs électoraux et les groupes de soutien.
1voir le chapitre “Intégrité”
3Argent public : comment Laurent Wauquiez arrose les siens | Mediapart
5Voir le chapitre “Démocratie : Détruire le débat en 4 étapes”